Stendhal a écrit « Le Rouge et le Noir ». Lambert Santelli voudra écrire l’Histoire en rouge et blanc. Deux couleurs mythiques. Celle du GR20. En effet, le 25 juin prochain, à 15h, le restaurateur de profession tentera de traverser la Corse du Nord au Sud en moins de 31h06 et ainsi établir le nouveau record de cette diagonale mystique, propriété actuelle de François D’Haene.
Après deux expériences en tant que pacer, c’est désormais le tour de cet homme riche de valeurs, rencontre bouleversante de profondeur humaine, que tout un peuple attend comme l’Élu, investi d’une mission et dont on attend qu’il ramène le record à la maison.
Préparation, stratégie, motivation : échange véritable, droit dans les yeux, avec ce coureur préférant l’ombre à la lumière qui, dans quelques jours, s’élancera, pour les siens, au-devant de l’œuvre de sa vie.
« Sur les mois d’avril et mai – le pic de ma prépa – j’ai dû atteindre les 200 heures de course à pied sur le GR20 »
Lambert, en préambule, une première question simple et ouverte : comment vas-tu à quelques jours de t’élancer sur cette tentative de record ?
Ça va plutôt très bien. La préparation s’est déroulée de façon optimale, sans accroc. J’ai pris énormément de plaisir à la partager avec les copains. On s’est régalé. Avoir vécu ces moments forts, c’est déjà une victoire d’acquise. Sinon, niveau professionnel, le soleil est au beau fixe également puisque nous avons pu rouvrir Chez Edgard, notre restaurant familial sur les hauteurs de Calvi, et l’enthousiasme des clients est palpable. Nous avons beaucoup de travail, mais je suis super bien entouré par ma femme, mon frère et mon père… Ils sont compréhensifs. En ce moment, je n’attends pas la fin du service pour aller me coucher (sourire).
Peux-tu entrer dans les détails de ta préparation ? Comment on s’entraîne pour cette épreuve unique ?
Pour commencer, j’ai réalisé une belle base foncière cet hiver, avec pas mal de volume à vélo et notamment un Tour de Corse, soit 650 km et 7500 m de dénivelé, en 3 jours, en février, avec des amis. Ensuite, les mois d’avril et mai ont constitué le cœur de ma préparation avec beaucoup (beaucoup) de temps à arpenter le GR20, avec quelques sorties longues de 10, 12 ou 15 heures positionnées comme des moments-clés dans la prépa. Ce sentier est si singulier qu’il n’y a qu’en le pratiquant au quotidien que tu peux envisager l’apprivoiser, créer des automatismes. Enfin, j’ai tenté et réussi un autre record, le Mare a Mare Sud, long de 85 km et 3800 m de dénivelé entre Propriano et Porto-Vecchio, en 9h15, avec 2 amis proches, Noël Giordano et Fred Callier, pour me familiariser avec cet effort si particulier où il s’agit de battre le chrono et non des adversaires.
As-tu quelques chiffres à nous donner pour se rendre compte de l’investissement que cela requiert ? Toute la préparation était orientée vers du volume à pied, sans véritable intensité ou séance-spécifique ?
Sur les mois d’avril et mai – le pic de ma prépa – j’ai dû atteindre les 200 heures de course à pied. Avec des semaines à près de 200 km et 14 000 m de dénivelé. Concernant l’intensité, je fonctionne beaucoup au feeling, et plutôt sans séance spécifique. L’intensité elle existe, mais elle naît plutôt de petites « mines » que l’on va se mettre avec les copains dans une montée… Et ça c’est un bon entraînement, car tu ne sais jamais quand tu vas devoir appuyer sur l’accélérateur ! (Sourire, plus large encore, à nouveau)
« C’est assez impressionnant ce qui se passe en Corse actuellement : tout le monde veut que le record revienne à la maison ! »
Comment gères-tu ces dernières semaines avant l’échéance ? Tu profites de cette période d’affûtage pour accumuler un maximum de fraîcheur ou maintiens-tu une grosse activité pour ne pas laisser au corps l’opportunité de rentrer en veille ?
Je les gère simplement, sans trop me prendre la tête, comme avant une course d’. Je ne déroge pas à mon protocole. J’ai déchargé à 3 semaines du Jour J. D’abord, une semaine à 100 km, puis la suivante à 80 km et la dernière encore plus « light ». Là, je sens que j’ai rechargé les batteries, j’ai les jambes qui frétillent !
Ce GR20 est animé d’une puissance mystique que l’on ne retrouve nulle part ailleurs. L’engouement était grand pour les tentatives passées, mais il doit être décuplé par le fait que ce soit un enfant du pays qui soit son courtisan…
C’est assez impressionnant ce qui se passe en Corse actuellement : l’engouement est juste énorme… Même les gens qui ne courent pas, qui ne sont pas forcément passionnés de montagne, ont un petit mot de soutien. À chaque fois que je croise quelqu’un, on m’en parle et on m’encourage. Ça me gorge de bonnes ondes. Tout le monde veut que le record revienne à la maison !
« C’est un peu lourd à porter. Ce n’est pas forcément le statut que je préfère, mais je m’adapte. »
Tes amis te décrivent comme quelqu’un de peu de mots. Une épaule solide qui parle peu mais qui parle bien. Comment vit-on cet engouement médiatique lorsque l’on préfère l’ombre à la lumière ?
C’est un peu lourd à porter. Comme tu l’as souligné, je me considère d’un naturel discret, je me plais à l’ombre. Sur les courses, j’étais plutôt outsider que favori, et cette situation me convenait bien. Là, je suis obligé de sortir de ma zone de confort, il est impossible de se cacher. Ce n’est pas forcément le statut que je préfère, mais je m’adapte. Ça me pousse à grandir en tant qu’homme et en tant qu’athlète, à découvrir d’autres ressources. En revanche, la dimension collective du projet me décharge d’un poids. Je ne dis pas que je tente le record mais qu’on le tente tous ensemble. Même si je serai le seul à courir de Calenzana à Conca, nous sommes 30 à s’avancer ensemble au-devant de ce défi.
Te sens-tu investi d’une mission ? As-tu peur de l’échec ?
Oui, j’ai peur de l’échec. Et je n’ai pas peur d’assumer cette peur. Mais je n’ai pas peur de ne pas réussir – ça, au pire, la déception personnelle, c’est un bien faible tribut – je redoute plutôt de décevoir toutes ces personnes qui me soutiennent. J’ai une envie folle d’y arriver, pour moi, un peu, mais pour tous ces gens qui me poussent derrière, surtout ! Cependant, dans mon esprit, ma mission n’est pas forcément d’abaisser la marque officielle, mais d’abord de rendre hommage à tous ceux qui œuvrent au quotidien pour faire de ce sentier un élément fort du patrimoine de notre île.
« Oui, j’ai peur de l’échec. Et je n’ai pas peur d’assumer cette peur. Mais je n’ai pas peur de ne pas réussir, j’ai peur de décevoir ! »
Si je comprends bien, même si tu n’es plus dans les temps, tu iras au bout…
(Du tac o tac) Évidemment ! Tant que je n’aurais pas de problème physique majeur qui m’empêche de mettre un pied devant l’autre, je continuerai. Coûte que coûte. Car je veux montrer une belle image de la Corse, fière, résiliente, qui puise sa force dans de profondes valeurs d’amitié et de partage. Et vivre une aventure unique dont le souvenir nous marque au fer rouge avec les copains. La priorité, ce n’est pas le record, c’est la ligne d’arrivée ! Après si on peut passer sous les 31h06, on ne va pas se priver !
« Un ultra, c’est une sinusoïde. Rien ne sert de courir à l’économie, il faut courir à l’écoute de son corps à l’instant T. »
As-tu une stratégie définie ? Quel plan as-tu dessiné pour essayer de faire tienne cette marque mythique ?
On a élaboré les temps de passage par rapport aux précédentes tentatives, avec Jean-Marie Casanova, le maître du temps. Une tradition. C’est déjà lui qui avait fignolé les horaires de Guillaume Peretti, lors de son record (32h, en 2014). J’ai donc établi les temps de passage théoriques sur le papier, mais j’adapterai le Jour J, conscient que la réalité du terrain peut-être toute autre et qu’il faudra savoir s’adapter. Si je me sens bien à un moment, j’appuierai, car en ultra, il faut savoir capitaliser sur ces heures où tu as de bonnes jambes, quand elles sont là, puisqu’après le ravitaillement suivant, tu seras peut-être dans un creux. Un ultra, c’est une sinusoïde. Rien ne sert de courir à l’économie, il faut courir à l’écoute de son corps à l’instant T. J’aurais également des pacers qui auront chacun leur section définie et un objectif de temps pour la parcourir.
Comment te positionnes-tu par rapport au précédent record, établi par François D’Haene en 2016 ?
La lecture du record de François est assez limpide. Il avait couru avec une grande intelligence, peut-être également contraint par les conditions. Il avait pris le mauvais temps dans la partie Nord, mais était allé vraiment vite dans la seconde moitié Sud. Dans l’idéal, la stratégie serait donc de grappiller des minutes dans le Nord et de faire aussi bien que lui dans le Sud, car il avait envoyé sévère…
« Pour moi, le GR se joue entre le Col de Verde et celui de Bavella, dans la partie Sud. »
Toi qui connais ce sentier comme ta poche et qui a contribué en tant que pacer à 2 précédentes tentatives, quel sera selon toi le point-clé de ce GR20 ?
Pour moi, le GR se joue entre le Col de Verde et celui de Bavella, dans la partie Sud. C’est le segment crucial par excellence. Car tu arrives là-bas avec 110 bornes et 20 heures d’effort dans les pattes. Pour me donner toutes les chances d’y être à l’aise, j’ai loué une maison sur place et ai parcouru cette partie en long et en large trois semaines durant au mois de mai. La sortie la plus longue de cette prépa, c’est d’ailleurs la moitié Sud dans son intégralité, de Vizzavona à Conca, en 13h15.
Ultime question : quelles sont les images que tu invoqueras pour aller chercher la force au plus profond de toi lorsque l’effort sera à son paroxysme ?
Forcément, je vais beaucoup penser à mes deux enfants de 3 et 6 ans, que j’ai prévu de voir 4 fois entre le 100ème et le 180ème km, si tout se passe bien. Je serais en permanence connecté par la pensée à ma famille, dont je suis très proche : ma femme, mon frère, mon père aussi, avec qui j’ai une relation très fusionnelle… Et puis tous les copains qui vont m’accompagner et me donneront de la force tout au long du parcours. Je veux les rendre fiers, en allant au bout de moi-même. Certes, ce sport est individuel, mais il est collectif avant tout.
Par Baptiste Chassagne – © Vincent Viet et Laura Sanguinetti
octobre, 2024
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